Quand on vit dans un monde d’histoires, il arrive un moment où l’on a envie d’écrire les siennes.
Depuis des années, depuis mon enfance, j’accumule les carnets ou les cahiers dans lesquels je consigne des idées, des canevas, des « morceaux » d’histoires. En nourrissant le doux espoir de les achever… un jour.
Il y a deux ans, j’ai eu besoin d’aller au bout de l’une d’elle. Si tant est qu’on puisse vraiment dire d’un écrit qu’il est « fini ».
Je prends le risque de vous dévoiler cette nouvelle. Une autre étape de son « achèvement », en quelque sorte.

Les tempêtes
Elle se réveille en sursaut, moite, les cheveux collés à la nuque. Elle ne pousse pas de cri. Sa gorge est trop nouée. Elle se redresse, s’assoit au bord du lit et tente de reprendre ses esprits. Elle porte sa main gauche à son visage, il est encore humide de larmes. Elle entend le vent siffler et les vagues s’écraser avec fracas au bas de la falaise. Sale temps ! Doucement, pour ne pas le réveiller, elle se lève et se dirige vers la fenêtre. Elle entrouvre délicatement le rideau : la nuit est noire, agitée, on ne distingue plus les étoiles, absorbées par l’obscurité et le mauvais temps, et c’est à peine si elle discerne la lumière du phare. A cette sinistre vision, son pouls s’accélère, des frissons lui glacent l’échine. C’est sûr, elle ne pourra plus se rendormir. Sur la pointe des pieds, elle quitte la chambre, emprunte le couloir puis les escaliers qui mènent aux combles. C’est sa pièce, son havre de paix. Nul besoin d’éclairage, elle connaît la place de chaque objet, de chaque meuble. Elle traverse donc la pièce et s’installe dans son fauteuil à bascule. Elle l’a toujours aimé, ce vieux fauteuil en rotin, ses bascules apaisantes, les moments volés à rêvasser face à l’océan… Ancrée au fond de son siège, les yeux clos, elle se berce doucement, cherche le réconfort. Pourquoi toujours ce cauchemar ? Pourquoi ne me laisse-t-il pas en paix ? N’ai-je pas assez souffert ? Je ne comprends pas, je ne comprends plus… Son cauchemar ne cesse de résonner en elle. Des années qu’elle fait et refait le même songe. A chaque volet qui claque. A chaque nuit de vent fort. A chaque tempête. Elle est épuisée, à bout de nerfs. Elle ne guérit pas. Dehors, le temps semble s’acharner : le vent hurle, les embruns cinglent la fenêtre et le toit de la maison, bien décidés à laisser leur trace, déterminés à ne lui laisser aucun repos. Une vraie tourmente. Alors, lasse, elle rouvre les yeux, scrute la nuit noire comme si elle espérait y lire des réponses, comme si elle pouvait (encore) intimider ses démons… Machinalement, elle saisit un petit objet, posé près d’elle sur le guéridon, qu’elle secoue. Elle le serre fermement. Son regard, fatigué, brouillé de larmes, fouille désespérément l’obscurité.
Alors, elle voit… Elle le voit.
Voilà longtemps qu’il n’a pas vu une telle tempête ! Les éléments semblent s’être accordés et sur Terre comme sur Mer règne une belle cacophonie. La Nature reprend ses droits, elle exprime sa rage, sa toute-puissance. Lui, sur son chalutier, se sent bien petit ! Il est parti la veille, aux aurores, seul à bord. Il prévoyait de faire une grosse pêche. Le lendemain, ce serait jour de marché, le quinze août aussi, et il y aurait foule. De quoi ramasser un joli pactole. Enthousiasmé par l’idée, faisant taire la voix de la raison, il a dépassé les limites de son secteur, il a suivi un ban de poissons, persuadé de réaliser la pêche de la saison. Son flair ne l’a pas trompé, l’océan s’est montré généreux. Mais, sur le retour, alors que le soleil laissait filtrer ses derniers rayons, que le ciel s’assombrissait, se chargeait de lourds nuages et que le vent se levait, il a réalisé à quel point il s’était éloigné des côtes. Tout excité qu’il était à poursuivre ses poissons et ses rêves, il a oublié la prudence. Et à présent, il est pris en pleine tempête. Il tente de diriger son chalutier, de guetter la lumière rassurante du phare, mais chaque manœuvre l’éloigne un peu plus de sa cible. Comme si les courants en décidaient autrement. Comme si Poséidon le voulait en son royaume. Les vagues, toujours plus hautes, toujours plus accablantes, le ballotent en tous sens. Hardi, il persévère. Son bateau est robuste, il est fait pour résister aux humeurs de la mer. Ce n’est pas une tempête qui va l’impressionner ! Alors il s’accroche, gouverne, mais il ne voit rien dans cette bouillasse. Il appelle, il hurle, il jure. Que c’est vain ! Les rouleaux étouffent sa voix, même les fous de Bassan ne rient plus. Les vagues s’écrasent avec fureur contre le bateau de bois. Le portique du chalut tremble, l’enrouleur s’agite de plus belle et ajoute au vacarme un tempo redoutable. A mesure que l’obscurité grandit, que ses muscles fatiguent, il sent la peur poindre en lui. Bientôt l’océan et le ciel ne formeront plus qu’une vaste toile noire, un vide aussi menaçant qu’aliénant. Seul. Il est bel et bien seul. Seul dans cette immensité. Alors, pour se donner du courage, il fredonne des chansons de matelots. Il les crie, même. Et les vents lui répondent, ils soufflent de plus en plus violemment, arrachent à la mer des perles d’écumes qui giflent le visage du marin. Le sel brûle ses yeux. Il essaie encore de se mesurer à la colère de mer, cependant ses forces l’abandonnent. Il n’est bientôt plus qu’un jouet, un pantin que les vagues entraînent à leur guise. C’est alors qu’une lame se dresse, plus haute que les autres, majestueuse et terrifiante. Elle attire le chalutier en son creux et se laisse choir, immergeant le bateau le temps de sa chute, brisant par son poids le portique, libérant l’enrouleur et son chalut… Tout s’est passé trop vite, il n’a pas eu le temps de réagir. Déjà le chalut racle les fonds marins, s’y accroche et le conduit à sa perte. Sans doute mû par l’instinct, cette énergie du désespoir, cette force qui pousse à fuir l’inévitable, il quitte sa cabine, s’agrippe tant bien que mal aux cordes et aux garde-fous, et s’acharne à défaire complètement le treuil, à libérer le chalutier. Il n’y parvient pas. Les cahots, plus violents à présent, le font tanguer dangereusement. Il perd l’équilibre, glisse, se relève, chute à nouveau. Que faire ? Il ne sait plus. Qu’auraient fait les vieux loups de mer du village ? Les unes après les autres, les vagues s’enroulent et s’écrasent sur le chalutier, un peu plus éprouvé… Et il se sent impuissant. Un choc le rappelle à l’ordre, un bruit cassant, net, celui du bois contre la roche. Il comprend… Les récifs. Tout est fini. J’ai tout voulu, j’ai tout perdu. Il se laisse tomber, se recroqueville, enferme ses genoux dans ses bras. Il pense à elles, son cœur se serre. La mort peut venir, il est en paix.
A leur passage, les vents emportent une tuile qui heurte le sol et la tire de sa rêverie. Elle se trouve dans un état second, étrangement présente et absente à la fois. Elle le revoit… Oui, il est là, au bas de la falaise, comme avant. Il crie son nom et elle lui sourit. Il prend sa main toute menue dans la sienne et ils partent, vers l’inconnu, tels deux aventuriers que rien ne peut séparer, pas même la mort. Quand il part à l’aube, elle dort encore et il dépose un baiser dans son cou. Sa peau burinée la picote, son odeur de sel l’enveloppe. Elle se sent bien, il est là, il la protège. Elle se souvient aussi du premier jour où il l’a emmenée en mer, les frissons du grand large, l’excitation de la pêche, le bonheur dans ses yeux, sa fierté enfin. Elle se rappelle tout. Elle aperçoit un rai de lumière au dehors, entre les nuages. La clarté remportera la bataille, cette fois-ci le calme reviendra. Elle desserre l’étreinte de ses doigts, observe l’objet : dans la boule, la neige est retombée, le petit bateau a recouvré son équilibre, le petit marin sourit. Tout est calme. Tout est bien. Un pâle sourire, fugace, éclaire son visage fatigué. Ses souffrances s’apaiseront. Elle en est sûre, à présent. Elle repose l’objet et ses souvenirs avec, prononce quelques mots, s’endort, sereine.
« Sois en paix, Papa. »
© Marie L.
Très joli, j’aime beaucoup.
Merci!
J’ai relu avec beaucoup de plaisir cette nouvelle que tu m’avais envoyée il y a plusieurs mois déjà. J’ ai ressenti la même émotion, et l’évocation du fauteuil à bascule ainsi que de la petite boule où la neige retombe m’a beaucoup parlé ..
Continue à écrire , Marie ! Tu as bien des choses à partager.
J’aimerais bien… à voir si j’arrive à prendre le temps. Merci!
Je ne savais pas que tu avais écrit des nouvelles, petite cachotière 😉 J’ai énormément aimé cette première lecture, et pour faire bateau, j’aime beaucoup ton style d’écriture, très fluide. J’ai hâte de pouvoir en lire d’autres, j’espère que tu les publieras aussi (d’abord sur ton blog, puis… qui sait ?) Gros bisous sister 🙂
J’ai plusieurs brouillons, c’est sûr, mais ce doit être le seul que j’ai achevé! J’aimerais bien en écrire d’autres jusqu’au bout. Affaire à suivre!
Merci pour le compliment! 🙂
Mince, j’ignorais que tu écrivais. J’ai l’habitude de lire des choses assez navrantes ici et là sur les blogs littéraires, je suis donc fort agréablement surprise par ta nouvelle. Je l’ai vraiment aimée. Bravo à toi et tâche de poursuivre cette noble tâche… ;-))
Merci! C’est gentil…