Il est des livres qui vous prennent la tête (dans le bon sens du terme), qui vous prennent aux tripes, que vous ne lâchez plus le temps de la lecture, qui vous font cogiter… etc. Mapuche est de ceux-là.
« Non, la cruauté des hommes n’a pas de limites. »
Mapuche
Caryl Férey
Folio policier, 2013
L’histoire, en quelques mots
Elle, c’est Jana, une mapuche exilée à Buenos Aires, un peu abrupte, toute en tensions, sacrifiant son intimité pour son art : la sculpture. Dénigrée pour son corps, pour sa couleur, insultée, elle se lie d’amitié avec Paula. Ou Miguel, de son vrai nom, autre répudié de la société parce qu’il se travestit, parce qu’il aime les hommes, parce qu’il est elle tout simplement.
Lui, c’est Rubén, un détective spécialisé dans la recherche des disparus de la dictature. Tout en force, tout en douleur. Tout en peine. Muré dans un silence qu’il a choisi, muré dans une solitude qu’il a choisie. Ces murs qui le protègent de la folie.
Et il y a ce crime odieux, ce crime qui va réunir Jana, Paula et Rubén.
Que de bonnes raisons de lire ce roman :
Ce n’est pas un simple thriller, c’est d’abord un roman qui fait voyager le lecteur dans le temps et l’espace : c’est une plongée à pic dans l’Argentine d’hier et d’aujourd’hui, celle de la dictature sous Videla et celle de ses conséquences actuelles. Au fil des personnages et des rebondissements de l’action, l’auteur raconte la dictature, la corruption, les enlèvements, la torture, concentrant l’histoire autour des vols d’enfants, vendus aux fidèles du pouvoir, avec précision et justesse, sans verser dans le pathos. Il donne à voir l’Argentine, sa ville et ses montagnes, les territoires mapuches. Il rend ainsi l’histoire tout autant captivante qu’instructive.
Quant aux personnages qui peuplent ce roman, principaux ou secondaires, ils s’inscrivent dans la lignée du roman noir : leur psychologie est riche, particulièrement développée, et ils témoignent de la société et de ses travers. C’est une foule de personnages qui s’entrechoquent au fil des pages et se comprennent rarement. La construction du récit en chorale permet en effet d’alterner les points de vue et donne ainsi à connaître les personnages, tout en ménageant le suspense. Qu’ils soient bons, brutes ou truands, que ce soit leurs dilemmes, leurs tourments, leur haine, leur peine, leurs espoirs, leurs rêves, tout est mis à nu. Évidemment, comment ne pas s’attacher à Jana, petite amazone bouillonnante de rage et d’amour ? Comment ne pas s’attacher à Rubén, homme brisé toujours debout ?
Jana et Rubén, les deux piliers de ce récit, font de ce roman policier un roman des renaissances : de l’âme brisée à l’âme réparée, de l’âme perdue à l’âme réunie. Mapuche, bien qu’exilée, Jana incarne les croyances ancestrales, que le monde moderne rejette, prise en étau entre deux mondes, et apporte un souffle de mysticisme au récit. La dualité qui l’habite prend chair dans ses sculptures torturées. Ce roman est donc, pour Jana, aussi celui de l’initiation ou de l’acceptation : être en accord avec soi dans un monde qui rejette ce que vous êtes, accepter l’héritage des Ancêtres…
C’est enfin un roman de la Douleur. Qui dit dictature et enlèvements, dit aussi torture et douleurs physiques : certaines scènes donnent la nausée. Mais c’est également la douleur psychologique des survivants : des âmes blessées, sortes de fantômes errants amputés de leurs proches, ou des deuils impossibles à faire. Ainsi les Grands-mères de la place de Mai deviennent des allégories de la Dignité et de l’Amour, sortes de Mère Courage, faisant front face à la surdité du Pouvoir et de l’Oubli imposé.
Au final, ce roman, c’est un peu les montagnes russes des émotions : peine, rage, horreur, colère, espoir, amour, empathie, surprise, peur… Tout y passe, pour les personnages comme pour le lecteur.
C’est une lecture aussi bouleversante que palpitante et haletante, portée par une écriture filmique, rythmée et visuelle, vive et entraînante.
Pour de plus jeunes lecteurs, sur le même sujet : les disparus de la dictature, le très beau récit épistolaire de Véronique Massenot, entre une mère et sa fille disparue, est à conseiller : Lettres à une disparue.
« La « tumba »: un ragoût d’eau grasse à l’odeur de boyaux où des morceaux de viande bouillie surnageaient du désastre, le pain qu’on y trempait avec l’appréhension de la boue, et les yeux qu’il fallait fermer pour avaler… Indigestion du monde, poésie des affamés. La poésie parlons-en – ou plutôt n’en parlons plus. Quand on a faim, l’existence n’a plus l’heure, c’est une vie figée dans la cire, le vaisseau derelict écrasé par les glaces, des visages sans regard qui dodelinent précisément, comme les ours s’arrangent de la cage, des yeux bandés qui ne trichent plus, ou si peu, les barreaux qu’on inflige et puis les gargouillis, le ventre qui se tord sous les coups du vide et tant de choses encore qu’il faut te dire, petite sœur… »